Les jardins du Japon par Denis-Marie Lahellec
Compte-rendu rédigé par Bertrand Leroy
Conférence donnée par Denis-Marie Lahellec, architecte DPLG, docteur en urbanisme, qui a vécu au Japon où il a effectué plusieurs missions pour le ministère de la Culture, puis a été conseiller pour l’architecture et les jardins à la DRAC de Bretagne (1998-2018). Il apporte aujourd’hui ses conseils à des particuliers désireux de créer des jardins d’inspiration japonaise.
Le Japon est un pays qui se distingue par sa forte identité et de puissants contrastes : littoral / montagnes, tradition / modernité, temps sec en hiver / mousson d’été. Les saisons intermédiaires, printemps et automne, sont brèves et d’autant plus prisées.
Parmi les nombreux concepts propres aux Japonais, on peut retenir les suivants :
– omotte : ce que l’on montre (de soi, de sa maison, de son jardin, de son pays),
– ura : ce que l’on ne montre pas,
– wabi sabi : raffinement rustique, beauté de l’objet patiné et usé, esthétique de l’imperfection répandue par le moine zen et célèbre maître de thé Sen no Rikyu (1522-1591),
– engawa : coursive de bois surélevée qui fait le tour de la maison ou du temple et permet d’observer le jardin en position assise. C’est une transition entre l’intérieur et l’extérieur, un prolongement de la maison dans le jardin et inversement.
On distingue trois familles de jardins japonais :
– jardin avec étang temples bouddhistes, palais symbolisme
– jardin sec temples bouddhistes, sanctuaires shinto méditation
– jardin de thé villas, pavillons cérémonie
La conception des jardins est indissociable des influences exercées par le taoïsme et le bouddhisme , venus de Chine, ainsi que par le shintoïsme, culte ancestral indigène des forces et des formes de la nature, qui conduit encore les Japonais à révérer les montagnes, les arbres, les cascades, etc. où vivent les dieux (kami).
Le jardin à étang (jardin sansui : montagne et eau)
1. Les prémisses : le jardin-paradis du temple Byodo-in à Uji, près de Kyoto (Xème siècle)
Ce palais converti en temple à la mort de son fondateur a été construit selon le style d’architecture chinois à une époque où le Japon ne s’est pas encore dégagé de l’influence de l’empire du Milieu, ce qui lui permettra d’inventer peu à peu sa propre civilisation en se fermant aux étrangers.
Le bâtiment est orienté Nord-Sud et forme un U avec deux ailes en galeries prolongeant vers l’Est et l’Ouest le pavillon central (hojo) et deux autres ailes perpendiculaires aux précédentes qui encadrent ainsi une surface gravillonnée, le nantei, que l’on ne foule pas, à la différence de la cour d’honneur de nos châteaux. Selon les préceptes du feng shui, une rivière coule en serpentant du Nord-Est au Sud-Ouest et se jette dans un étang bordé au Sud par de légères collines. Une île occupe le centre de l’étang (nakajima) sur lequel on peut, à l’occasion, faire naviguer des bateaux embarquant des orchestres ou de nobles invités. (cf. le fameux roman « Le dit du Genji » écrit par une dame de la cour impériale vers l’an 1000).
Ce type de jardin est appelé jardin-paradis en référence au paradis d’Amida, un bouddha qui est aussi sauveur des âmes, et la pièce d’eau que l’on voit dans la plupart des jardins symbolise l’étang aux lotus de la Terre Pure où renaissent les morts qui ont invoqué Amida au terme de leur vie humaine.
2. Le déploiement : le jardin princier et son plus célèbre exemple, le Pavillon d’or à Kyoto (XIVème)
Un shogun, chef militaire et souverain temporel du Japon, fit construire cet élégant bâtiment, qui fut transformé en temple bouddhique après sa mort en 1408.
On remarque l’abandon de la symétrie, tant pour la construction du bâtiment que pour la conception du jardin. Sur un rez-de chaussée de style japonais (shoin zukuri), ont été bâtis deux étages de style chinois (shinden zukuri). La peinture à la feuille d’or des étages supérieurs ne serait pas d’origine, mais daterait de la reconstruction du temple après son incendie par un moine en 1950.
L’étang aux nombreux rochers symbolisant des îles ou des montagnes multiplie les références au taoïsme et au bouddhisme. La pièce d’eau est, à nouveau, une représentation du jardin aux lotus du paradis d’Amida.
Dans tous les jardins, les pierres de rives ont été posées initialement pour préserver les berges des étangs de l’appétit des carpes ; elles sont ensuite devenues des éléments de décoration et sont apparues l’île -tortue et l’île grue, animal et oiseau considérés par le taoïsme comme les messagers des dieux et des symboles de longévité. Pour la même raison, le pin (matsu), soigneusement taillé et nanisé, est planté sur l’île-tortue.
3. La maturité : le jardin de daimyo à proximité de la forteresse seigneuriale (ère Edo : 1700-1850) : Korakuen à Okayama
Dans une plaine dominée par son château à étages, qu’il n’habite que six mois par an du fait de l’obligation (sankin kootai) qui lui est faite de vivre le reste de l’année à Edo (aujourd’hui Tokyo) sous la surveillance étroite du pouvoir central, le seigneur féodal (daimyo) d’Okayama a fait construire un vaste parc autour d’un étang que l’on admire en en faisant le tour à pied. Comme dans l’Europe du XVIIIème, des fabriques sont disséminées dans le paysage pour créer des centres d’intérêt pour l’œil du promeneur. Les buisons taillés (karikomi) d’azalées et de camélias remplacent les pierres sur de vastes pelouses de gazon coréen
II. Le jardin sec (kare sansui)
Le zen est l’une des nombreuses branches du bouddhisme qui, venue de Chine au XIIème siècle, a connu un grand succès au Japon, notamment en raison de l’importance donnée à la maîtrise de soi, considérée comme une vertu guerrière.
Le jardin fut son principal moyen d’expression. L’adepte du zen est à la recherche de son moi profond et le jardin qui en est inspiré est donc dépouillé de ses attributs habituels que sont les arbres et les fleurs en vue d’exprimer l’essence de la nature. Le rocher y représente ce qui est immuable dans l’univers et le gravier ce qui est éphémère.
En outre, il s’inspire des peintures monochromes et dépouillées de paysages montagneux en vogue à l’époque Song (la dynastie des Song a régné sur la Chine de 960 à 1279).
Toujours de petite dimension, le jardin sec peut être abstrait, comme le célébrissime jardin du monastère Ryoan Ji de Kyoto, ou figuratif, avec une représentation symbolique de la vie, comme le jardin Daisen In du grand temple Daitoku Ji à Kyoto. On n’y pénètre pas, mais on l’admire en silence en se déplaçant sans chaussures sur l’engawa sans troubler la méditation assise (zazen) d’autrui.
Selon un processus bien japonais, le ratissage des graviers est né de la nécessité d’éliminer les mousses qui se développent rapidement dans le climat humide de Kyoto ; ce n’est que progressivement que sont apparues des considérations esthétiques.
Le Ryoan Ji, rectangle de 25 m x 7m, a été bâti au début du XVIème siècle par les kawaromono (littéralement, les hommes de la rivière, une basse caste employée au tannage des peaux et au transport des pierres et de la terre nécessaires à la construction des jardins ). Il est formé de 15 pierres énigmatiques posées sur un champ de fin gravier blanc ceint de murs ocres coiffé de tuiles et suffisamment bas pour permette de voir le paysage environnant, dont on dit qu’il est emprunté par le jardin (pratique dite du shakkei). Quelle que soit la position du visiteur, il ne peut voir l’ensemble des 15 pierres, réparties en cinq groupes qui laissent une vaste place au vide et à la méditation.
Le jardin sec du temple Daisen In (1513), d’une surface de 70 m2 environ, est directement inspiré des peintures de paysage de l’époque Song. Il est considéré comme un symbole du cours de la vie humaine, qui peut être laïque ou monastique. Celle-ci naît d’une montagne, symbolisée ici par une pierre verticale et se déroule sur deux lits de graviers blancs perpendiculaires, qui, après avoir contourné la maison du prieur (hojo), finiront par se rejoindre dans la mer de la sérénité, allégorie de la mort, où l’on note la présence de deux cônes de graviers à la signification mystérieuse.
La vie laïque, riche d’épreuves et de tourments, est décrite par un fleuve de graviers aux très nombreuses pierres, posées çà et là comme des étapes, voire des écueils, dont le fameux « bateau -trésor » qui porte les acquis de l’expérience de l’homme mûr. Perpendiculairement au fleuve de la vie laïque, la vie religieuse, plus apaisée, est représentée par une rivière quasiment dépourvue de ces rochers.
III. Le jardin de thé (chaniwa)
Les moines zen ont contribué à répandre le thé au Japon, puis à transformer sa consommation en la sophistiquant et en la codifiant.
Le jardin de thé apparaît au XVIème siècle comme un jardin pour les sens avec des évocations de la nature qui se veulent supérieures à la nature elle-même. Sous l’influence, notamment, du moine Sen no Rikyu, qui a codifié tous les rites entourant ce qui est devenu la cérémonie du thé, la classe des marchands a développé cette conception d’un jardin de taille réduite.
Un cheminement savant est destiné à conduire l’invité vers le pavillon de thé (chashitsu) ou la minuscule cabane de thé (so an), tous deux couverts d’un toit de chaume, au terme d’un parcours tortueux conçu pour purifier son âme en se délivrant des soucis de la vie quotidienne par le silence et l’examen de tous les détails du jardin qu’il faut fixer dans sa mémoire afin d’être capable d’en parler sans le voir en dégustant le thé.
Ce chemin étroit est nommé roji, qui signifie « sentier de la montagne qui mène à la cabane de l’ermite » . L’invité y avance lentement, les pieds glissés dans des socques en bois (geta) inconfortables et les yeux fixés sur les pierres de passage (tobi ishi), que nous appelons « pas japonais » qui émergent du sol humide et moussu, qui a été arrosé avant son arrivée. Le chemin est balisé par des lanternes de pierre (ishi doro) et ménage des haltes dans des abris rustiques au toit de chaume (koshikake) permettant d’admirer la végétation et de progresser dans le dépouillement de son moi, non sans avoir puisé de l’eau dans une fontaine (tsukubai) avec une louche de bambou en vue de purifier sa bouche et ses mains.
Au terme du sentier, on pénètre en se courbant, ultime effort d’humilité, dans la cabane ou le pavillon de thé où attend le propriétaire et la consommation du thé pourra bientôt débuter et durer plusieurs heures.